Extrait : « Une joie intérieure » – Johann Sebastian BACH


« Seid froh, dieweil, seid froh, dieweil, dass euer Heil ist hie ein Gott und auch ein Mensch geboren, der welcher ist der Herr und Christ in Davids Stadt, von vielen auserkoren. »
« Réjouissez-vous donc, car ici est né pour votre salut un Dieu et aussi un homme qui est le Seigneur et Christ, dans la ville de David il a été entre tous choisi. »

Johan Sebastian Bach

Tout comme Haendel, Bach a écrit de nombreux oratorios. Deux des plus célèbres sont La Passion selon Saint-Matthieu et l’Oratorio de Noël, dont est tiré le choral Wir Christenleut’, et qui se termine comme le Messie par un chœur triomphant en ré majeur avec trompettes et timbales.

Le choral est un court chant d’église que les fidèles protestants entonnent lors de la messe. Il naît au début du XVIème siècle avec la Réforme de Luther (qui en composera lui-même), et s’oppose au motet polyphonique des pays catholiques (celui de Victoria en est un brillant exemple).

En effet, la mélodie d’un choral est très simple (bien souvent on ne trouve qu’une note par syllabe, surtout pour la partie supérieure, ces syllabes sont d’ailleurs chantées simultanément par les quatre voix, et l’ambitus des voix est réduit) alors que dans un motet elle ne peut être chantée correctement que par des professionnels, les syllabes du texte ne sont pas prononcées au même moment (sauf à quelques endroits bien précis et pour des raisons spéciales comme nous l’avons vu chez Victoria) et le chant s’épanouit dans de magnifiques arabesques ; le texte est en allemand, alors qu’il est en latin dans les motets ; le discours est fragmenté en périodes relativement égales, ce qui n’est pas le cas dans un motet ou les périodes entre les différentes parties du texte sont très libres ; le texte chanté est harmonisé, c’est-à-dire que la musique est pensée verticalement, par accords, et non plus horizontalement comme dans la polyphonie qui superposait des voix indépendantes.

Ce sont deux conceptions de la musique qui s’opposent, à l’image des deux conceptions du christianisme que défendront catholiques et protestants.

La présence de chorals est l’une des particularités des oratorios de Bach, riche de sens : ce qu’on chante à l’église – la vie réelle – est intégré à la représentation, qui n’est plus seulement une affaire de professionnels de la musique qui jouent devant de simples spectateurs, mais une réelle communion entre les musiciens et le public.

Ce choral, Wir christenleut’, est particulièrement dense. Le croyant doit se réjouir car un enfant est né pour nous sauver, mais l’harmonisation assez sombre du choral (en fa dièse mineur) déclenche chez l’auditeur un composé de sensations riches et complexes.

Comme dans le second mouvement du concerto grosso de Torelli on peut y voir une anticipation de la passion du Christ, qui projette son ombre sur le choral. Il s’agit d’une joie très particulière, ni gaie ni exubérante, mais intérieurement intense et reconnaissante.

Pour les chrétiens, la naissance de Jésus marque une étape cruciale dans la réalisation de la prophétie, et c’est un événement à la fois enthousiasmant et terrifiant. Ces sentiments mêlés se retrouvent d’ailleurs dans les évangiles, dans celui de Saint-Matthieu par exemple, lorsque Marie de Magdala et « l’autre Marie » viennent d’apprendre de la bouche d’un ange que Jésus est ressuscité : « Quittant vite le tombeau, avec crainte et grande joie, elles coururent porter la nouvelle à ses disciples. », mais aussi et surtout dans celui de Saint-Jean qui concentre au chapitre 16 « Une tristesse qui se changera en joie » les thèmes qui se dégagent du texte et de la musique de ce choral : la joie, la tristesse, la naissance d’un enfant, l’anticipation du sacrifice de Jésus et de sa résurrection :

« [Jésus s’adresse à ses disciples] En vérité, en vérité, je vous le dis, vous allez gémir et vous lamenter tandis que le monde se réjouira ; vous serez affligés mais votre affliction tournera en joie. Lorsque la femme enfante, elle est dans l’affliction puisque son heure est venue ; mais lorsqu’elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se souvient plus de son accablement, elle est toute à la joie d’avoir mis un homme au monde. C’est ainsi que vous êtes maintenant dans l’affliction ; mais je vous verrai à nouveau, votre cœur alors se réjouira et cette joie nul ne vous la ravira. »

La complexité de ce choral et l’extraordinaire faculté de Bach de rendre une musique expressive me semble atteindre un sommet dans la dernière partie du texte : « dans la ville de David il a été entre tous choisi » (« in Davids Stadt von vielen auserkoren »).

En effet, la ligne musicale de la voix supérieure (qui n’est pas de Bach) est la même que celle qui porte ces paroles : « ici est né pour votre salut un Dieu et aussi un homme » (« ist hie ein Gott und auch ein Mensch geboren »), mais Bach ne va pas du tout l’harmoniser de la même manière, et l’effet qui se dégagera de cette nouvelle harmonie sera donc très différent.

Il va tendre le discours par la progression chromatique ascendante des basses (Torelli utilisait le même principe dans les solos du second mouvement de son Concerto pour la nuit de Noël) qui vont faire passer l’harmonie par de nombreuses tonalités intermédiaires. Elles sont très courtes et multiplient les fausses pistes : par exemple sur « vielen » (« nombreux », traduit ici par « tous »), l’harmonie sur la première syllabe semble en raison du sol bécarre de la voix d’alto se diriger vers un accord de ré majeur, mais se poursuit par un accord de fa dièse majeur qui devient une septième de dominante de l’accord de si mineur suivant en raison du mi de la voix de ténor sur la deuxième croche du temps. Ces détours par les tonalités intermédiaires nous conduit à l’apogée de la phrase musicale sur le verbe « choisi », « erkoren », qui concentre toutes les tensions précédentes sur ces deux premières syllabes (sur la première « er » on est sur un accord de « dominante de dominante », et sur la deuxième « ko » il s’agit de la dominante du ton principal) qui ne se résolvent que sur la dernière « ren », terme ultime de cette cadence parfaite.

Ce parcours tortueux est à l’image de la multitude dans laquelle on pourrait chercher et ne pas reconnaître le Christ. Cette idée me semble tout aussi fortement exprimée en peinture, dans Le portement de Croix de Bruegel l’Ancien, où il est très difficile au premier coup d’œil de distinguer Jésus à travers la foule, bien qu’il se trouve en plein milieu du tableau.

Le regard est attiré par toutes les petites scènes que peint Bruegel autour de lui et par les vêtements colorés de la foule… séductions de la vie dont Saint-Augustin invite le croyant à se détacher. Jésus, lui, est habillé humblement, il n’attire pas ce regard superficiel malgré la croix qu’il porte et qui le distingue.

Pour le voir il faut avoir un autre regard, il faut se plonger dans la peinture, il faut le chercher.

Dans ce choral on s’y perd, mais tout comme la composition du tableau de Bruegel, son parcours harmonique est bien sûr entièrement maîtrisé par Bach et conduit, après avoir brouillé les pistes, à la cadence parfaite de la dernière mesure comme une sorte de miracle, de divine providence. Là encore la voie du Seigneur avait été impénétrable, et son aboutissement inévitable.