Extrait : Le penseur et l’humaniste

Nous avons abordé jusqu’à présent le rapport passionnant de Gould au concert, à l’enregistrement et au répertoire, en liaison avec sa conception de l’art et de la vie. Mais son activité artistique et créatrice s’est également prolongée, comme on l’aura deviné au vu notamment des nombreuses citations qui parsèment le chapitre précédent, à travers ses écrits, ses émissions de radio et de télévision…

Gould fait en effet partie des rares interprètes qui ont constamment et puissamment pensé la musique et leur rôle d’interprète, et qui ont partagé cette intense production intellectuelle sous de nombreuses formes. Comme le résume Ghyslaine Guertin, il « utilise (…) la correspondance, l’analyse théorique, la polémique pour communiquer ses idées sur les multiples ramifications historiques, culturelles et politiques de la musique. Il définit sa propre démarche esthétique et justifie ses choix, ses partis pris. »

Mais ce qui est frappant chez Gould, c’est sa capacité à s’adresser à tous sans renoncer à la complexité des sujets qu’il aborde. Il évite à la fois les écueils de la facilité (comme la séduction du public par le spectacle), et du pédantisme savant (qui fait de la culture une collection de savoirs permettant de beaucoup parler, entre soi, non pas pour partager un enthousiasme mais pour montrer sa « force », qu’on connaît tout sur tout, outil d’exclusion et de reproduction des élites très efficace…).

En contrant les lieux communs et idées toutes faites sur la musique, en faisant découvrir ou redécouvrir certains compositeurs, ou encore en rendant attentif aux subtilités de certaines formes musicales complexes comme la fugue par exemple, il cherche en permanence à élever le public au niveau des œuvres d’art, à lui offrir la plus grande pénétration musicale possible. Comme le disait Kandinsky dans une belle formule, « « Comprendre », c’est éduquer le spectateur pour l’amener au niveau de l’artiste. »

Comme nous l’avons vu avec ses critiques de Mozart ou de Chopin, Gould aime provoquer son interlocuteur, cela fait partie du personnage. Mais encore une fois, s’il cherche à le déstabiliser, c’est pour lui ouvrir d’autres perspectives : ne pas en rester par exemple à la simple jouissance de la musique mélodique, quasi hégémonique dans notre environnement sonore (et dont Mozart et Chopin sont bien sûr deux représentants exceptionnels), même si cette musique a toute sa raison d’être et que nous avons bien raison de l’aimer, tant que cet amour ne devient pas exclusif et ne nous empêche pas de vivre d’autres expériences musicales.

Gould lui-même affirmait d’ailleurs que l’une des raisons pour lesquelles il aimait la Première Symphonie de chambre de Schoenberg, après avoir évoqué son caractère expérimental ainsi que certains phénomènes typiquement atonaux qui y étaient développés, c’est qu’elle était tout simplement pleine de belles mélodies…

Gould veut en réalité nous rendre attentif à d’autres dimensions possibles de la musique, certainement moins facile d’accès, qui demandent parfois un véritable effort, mais au moins tout aussi gratifiantes. C’est parce qu’il fait confiance à l’intelligence et à l’ouverture d’esprit du public qu’il estime qu’il n’y a pas de musique inaccessible.

Cette position peut paraître paradoxale venant de quelqu’un qui n’a cessé d’affirmer qu’il n’aimait pas le public des concerts – il faisait naturellement la distinction entre un public et les individus qui le composent (contre lesquels il n’avait bien entendu aucune hostilité) -, ou du moins qu’il avait réussi, lorsqu’il donnait encore des concerts, à finir par éprouver pour lui une saine indifférence. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent, car ce que rejette Gould, c’est le public tel que le conçoit (et essaie en permanence de le déterminer) notre société : amateur et consommateur de spectacles, de divertissements sans fin. Gould a en réalité une haute idée de l’homme, il n’a aucune envie de s’isoler dans une tour d’ivoire, il veut au contraire lui donner ce qu’il connaît de meilleur, lui montrer qu’il peut être à la hauteur d’œuvres riches et complexes, qu’il vaut bien mieux que ce à quoi on veut le réduire…

Mais pour cela, et donc pour avoir une vie vraiment productive, Gould a besoin de solitude, d’une vie en quelque sorte « érémitique » comme il le dit lui-même, et donc de fuir les obligations et l’agitation d’une carrière, d’une vie de concerts.

Cette attitude me fait penser très fortement à celle de Proust, qui oppose de manière explicite, dans son essai Contre Sainte-Beuve, « moi social » (associé au « temps perdu ») et « moi profond » (qui nous ouvre, si l’on se donne la peine de partir à sa recherche, les chemins de la « vraie vie » dont il était question p. 15, et donc de la création, même si l’on n’est pas un artiste, car on ne se contente plus de vivre une vie déterminée par les opinions dominantes, on crée une vie véritablement unique, même si cela est intérieur et ne se voit pas, c’est le « temps retrouvé »).

La conversation, socle de la vie sociale, est selon Proust « l’œuvre d’un soi bien plus extérieur, non pas du moi profond qu’on ne retrouve qu’en faisant abstraction des autres et du moi qui connaît les autres, le moi qui a attendu pendant qu’on était avec les autres, qu’on sent bien le seul réel, et pour lequel seuls les artistes finissent par vivre, comme un dieu qu’ils quittent de moins en moins et à qui ils ont sacrifié une vie qui ne sert qu’à l’honorer. »

Grâce à cette solitude, Gould offre donc quelque chose de vrai au public, sans l’écran du théâtre. Comme l’explique très bien Ghyslaine Guertin, « Gould privilégie l’expérience vitale avec la musique elle-même et une présence sans faille qui échappe à la sphère de l’extériorité et du visuel. Cette démarche suppose un type de communication où l’essentiel s’exprime à distance, avec un auditeur animé d’une même passion créatrice. »

Le thème de la solitude est donc tout naturellement présent dans les écrits et les émissions de Gould, dont il produit lui-même les textes. Dans la Trilogie de la solitude, constituée de trois documentaires, The Idea of North (L’Idée du Nord), The Latecomers (Les Retardataires) et The Quiet in the Land (Le Calme du Pays), il s’empare de ce sujet pour expérimenter des techniques musicales sur un matériau pourtant constitué essentiellement d’interviews. Là encore on sent bien à travers ce désir profond de création, la confiance et le respect envers l’auditeur.

Dans son documentaire radiophonique consacré au Grand Nord canadien, L’Idée du Nord, il invente en effet une technique surprenante et exigeante de « radio contrapuntique » comme il le dit lui-même, c’est-à-dire qu’il superpose les voix de ses interlocuteurs (et donc les mondes « poétiques » qui s’en dégagent, chacun avec sa téciture et ses caractéristiques propres d’énonciation : couleur, débit, aspect franc ou hésitant…) de manière polyphonique, comme s’il composait une œuvre musicale. Le bruit du train, en constitue la basse continue : l’idée permanente et englobante du voyage dans le Nord et la solitude. L’auditeur, parce que Gould fait confiance à ses capacités, est invité à développer une écoute active, comme dans une fugue où l’on peut décider de se concentrer tour à tour sur l’une ou l’autre voix de la polyphonie, ou sur la résonnance supérieure, globale, obtenue par la superposition des voix.

« En ce sens, l’intérêt de ces scènes est, en quelque sorte, de tester jusqu’à quel point il est possible d’écouter simultanément plus d’une conversation, ou plus d’une impression vocale. Il est parfaitement vrai que chaque mot prononcé dans la scène du wagon-restaurant n’est pas audible en soi, mais, à ce compte-là, il en va de même des paroles de la fugue finale de Falstaff de Verdi. Or pourtant, il n’est guère de compositeurs d’opéra qui aient été dissuadés d’écrire des trios, des quatuors et des quintettes, du simple fait de savoir que seule une partie des mots serait accessible à l’auditeur – la plupart des compositeurs s’intéressent d’abord à la totalité de la structure, au jeu des consonances et des dissonances entre les voix – et, indépendamment du fait que je suis persuadé que la majorité d’entre nous possède une capacité d’ingérer une bien plus grande quantité d’informations que celle dont nous nous créditons, j’aimerais penser qu’il devrait être possible d’écouter ces scènes de la même façon que la fugue de Falstaff. En un sens, j’imagine que la basse continue du train est un simple prétexte, servant de fondement aux textures vocales qui viennent s’y superposer. »

Comme nous venons de le voir, les centres d’intérêts de Gould sont multiples, et son activité créatrice s’exerce dans de nombreux domaines. Il a par exemple créé la musique d’un film : Abattoir n°5, mais il s’est également mis en scène relativement souvent pour la télévision (notamment dans des rôles comiques comme dans les petites « bandes annonces » de ses émissions consacrées à la musique du XXème siècle, Musicamera, où il est maquillé et costumé, et singe un chef-d’orchestre anglais, un compositeur contemporain allemand et une sorte de « blouson noir »), et a même écrit le texte d’un très beau documentaire télévisé sur sa ville natale Toronto dans lequel il jouait son propre rôle, et faisait office de narrateur.

Cependant, la plupart de ses réflexions et productions sont naturellement consacrées directement à la musique, et portent là aussi bien évidemment le sceau de l’enthousiasme, de l’exigence et de la générosité.

Il ne cesse en effet à travers ses essais, les textes qu’il écrit pour ses disques, ses émissions ou les entretiens qu’il accorde, de se donner la peine de fournir des outils à tous pour aborder plus sereinement, plus profondément et le plus souvent à contre-courant bien sûr, le répertoire classique ou méconnu, et d’encourager son lecteur ou son auditeur à explorer pour son compte d’autres dimensions de la vie, comme le permettent réellement les œuvres d’art – qu’elles soient musicales, picturales, littéraires ou autres comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent – si l’on s’y plonge véritablement.

Il faut reconnaître que ses analyses musicales sont parfois trop ardues pour un  non-musicien (notamment dans ses essais, mais ils sont destinés à un public intéressé, et « averti » en quelque sorte). C’est le cas de certaines pages sur la Deuxième Symphonie de chambre ou le Concerto pour piano de Schoenberg, ou encore sur la musique de Webern. Bruno Monsaingeon qui a publié ces textes dans son second volume des écrits de Gould, a d’ailleurs eu la très bonne idée d’utiliser une taille de caractère plus petite pour ces passages essentiellement techniques, permettant au lecteur non-musicien de les repérer facilement et de continuer sa lecture sans se laisser décourager. Mais en général, Gould maintient un équilibre entre passages difficiles et considérations plus abordables, pour que tous les lecteurs puissent profiter de ces textes. Comme le précise Bruno Monsaingeon, il aurait pu « multiplier ces points de repères, mais, la plupart du temps, pensée analytique et métaphore philosophique sont étroitement imbriquées chez Gould. Il s’agissait (…) de signaler à l’occasion les considérations strictement techniques que seuls les musiciens les mieux éduqués sont en mesure de lire, mais dont tous, moyennant un minimum d’effort, pourront saisir les implications. »

En réalité, ces écrits sont comme certains livres sur la peinture, l’architecture, la science, la philosophie ou encore la littérature…, qui peuvent nous apporter beaucoup, même si l’on n’a pas fait d’études dans le domaine concerné. Ce n’est pas grave si l’on ne comprend pas tout, le plus important étant ce qu’on en fait, la manière dont ces livres enrichissent notre vie. Gould, grâce à son style inimitable fait d’une subtile alliance entre finesse, profondeur d’analyse, légèreté d’esprit et humour, nous invite à dépasser nos craintes et à essayer de comprendre (chacun autant qu’il le peut) certains points techniques fondamentaux captivants même pour le profane, et qui nous permettent d’avoir une approche encore plus jubilatoire de l’œuvre, ce qui en est le but final. Tout comme pour le musicien, selon Gould, car ces connaissances – passionnantes en soi et indispensables pour un interprète – ne devraient finalement jouer qu’un « rôle de catalyseur dans l’effort exubérant de communication re-créatrice qui constitue le bonheur suprême vers lequel toutes les considérations analytiques et toutes les conclusions argumentées doivent tendre. »

Encore une fois, c’est cette joie profonde et non réductible à l’excitation qu’il faut viser, et que Gould cherche toujours à partager avec nous, quel qu’en soit le médium.

Grand interprète de Bach, Gould a bien sûr beaucoup écrit sur sa musique et sur l’une des formes qui lui est naturellement associée, la fugue. Mais ces essais et ces émissions, qui nous plongent dans les subtilités de l’écriture polyphonique de Bach, abordent aussi de très nombreux autres sujets (les limites des propriétés descriptives de la musique, le problème du tempo, des reprises…), témoignage de la grande curiosité et de l’ouverture d’esprit de Gould, mais aussi du soin qu’il prend à aller au fond des choses.

En effet, il ne se contente pas dans son travail de donner une image des artistes, des œuvres ou des courants qu’il présente, ou une simple description de leur travail. Il prend le temps d’en dégager une idée riche, sous de nombreux angles (celui du compositeur, de l’interprète, du mélomane…), et bien sûr de développer des thèmes qui lui sont chers.

Gould étend par exemple son cycle radiophonique consacré à Schoenberg, La série Schönberg, sur dix émissions. Cela lui permet à la fois de diffuser un grand nombre d’œuvres du compositeur (ainsi que quelques extraits de Strauss, Mahler, Webern…), et d’insérer des entretiens qu’il a réalisés avec des musiciens (le compositeur John Cage et le chef d’orchestre Erich Leinsdorf), des musicologues (le spécialiste de Mahler Henry-Louis de La Grange, ainsi que le professeur et chef de chœur Denis Stevens) ou encore la veuve du compositeur, Gertrud Schoenberg. Mais ces émissions, auxquelles Gould a toutes donné un titre évocateur (Schönberg l’inventeur, Schönberg en croisade, Schönberg et le passé…), sont également autant de facettes de sa propre réflexion sur la musique et la vie, au point que certains, comme Ghyslaine Guertin dans son introduction à La série Schönberg, (transcription écrite de ce cycle), y voient même, finalement, une sorte d’autoportrait. Ce cycle était destiné à un public très large, et comme Gould le faisait souvent lorsqu’il voulait rendre plus facile l’accès à un sujet dense et complexe sur le fond, il avait écrit toutes les questions et les interventions de son interlocuteur, Ken Haslam, avec beaucoup d’humour pour donner un peu de répit à l’auditeur. Comme le précise Ghyslaine Guertin, Gould « lui confie le rôle  de représenter l’auditeur actif, critique, rébarbatif à Schönberg, mais qui désire savoir pour mieux écouter », et la proportion entre les dialogues et les extraits musicaux, ainsi que leur organisation, sont particulièrement bien pensées et dynamiques : « le ton est résolument convivial. S’installent alors la discussion, l’argumentation, la dialectique avec ses propositions contradictoires ; un jeu bien connu du Gould provocateur qui, dans ce contexte, tente de montrer les grandeurs et les faiblesses du maître dont il se sent à la fois si proche et si éloigné. Les idées circulent à toute vitesse ! (…) Les moments musicaux utilisés le plus souvent à des fins d’illustration sollicitent l’écoute et conduisent vers un autre lieu où la lenteur des tempi, en opposition au rythme accéléré des dialogues, fait surgir de nouvelles idées, un autre imaginaire, un autre type de plaisir. »

Avec cette série, Gould réussit à ouvrir à tous un chemin extrêmement accueillant et enrichissant vers une musique pourtant souvent difficile, comme le reconnaissait Schoenberg lui-même.