Chapitre sur Bela Bartók

Danses populaires roumaines

Tout comme de Falla et bien d’autres compositeurs du début du XXème siècle, Bartók a vu dans l’alliance de la musique populaire et de la forme savante une possibilité de renouvellement et de création.

Ce dialogue s’était jusqu’à présent bien souvent limité à l’emprunt de quelques traits superficiels du folklore pour donner une couleur un peu nouvelle et pittoresque à la musique savante occidentale. On peut penser par exemple aux symphonies ou aux sonates sur des thèmes populaires, dans lesquelles le développement savant du thème reste finalement complètement étranger à sa nature, ce que Debussy avait déjà expliqué avec sa verve habituelle dans un article de 1901 :

« La jeune école russe tenta de rajeunir la symphonie en empruntant des idées aux « thèmes populaires » : elle réussit à ciseler d’étincelants bijoux ; mais n’y avait –il pas là une gênante disproportion entre le thème et ce qu’on l’obligeait à fournir de développements ?… Bientôt cependant, la mode du thème populaire s’étendit sur l’univers musical : on remua les moindres provinces, de l’est à l’ouest ; on arracha à de vieilles bouches paysannes des refrains ingénus, tout ahuris de se retrouver vêtus de dentelles harmonieuses. Ils en gardèrent un petit air tristement gêné ; mais d’impérieux contrepoints les sommèrent d’avoir à oublier leur paisible origine. »

Chez Bartók au contraire, cet échange constitue au contraire un véritable enrichissement mutuel. Le folklore bénéficie des siècles de recherche musicale pour évoluer d’une manière profonde et inattendue, et prendre une ampleur sans précédent tout en gardant son esprit, et de son côté, il féconde la musique savante en lui transmettant la « force naturelle inconsciente » à l’œuvre chez les hommes qui sont restés à l’écart de la civilisation citadine dont parle Bartók. C’est cet échange fructueux qui s’accomplira en lui toute sa vie et donnera à ses œuvres leur couleur unique.

Mais pour que la musique populaire puisse jouer ce rôle, il faut qu’elle soit authentique, qu’elle soit bien l’émanation d’un élan créateur primitif. Ce qui ne signifie d’ailleurs nullement que cette musique soit figée dans un passé mythique : elle a évolué, et continue d’évoluer (Bartók insiste souvent dans ses écrits sur la variabilité inhérente à cette musique de transmission orale), mais tout en gardant cette force primordiale, « barbare », liée au contact permanent et profond avec la nature. Bartók s’est donc lancé dans de longues et patientes recherches ethnomusicologiques pour comprendre l’esprit de cette musique, ses ressorts et sa fonction au sein des populations paysannes.

Bartók a deux attitudes principales face au folklore : soit il s’en inspire pour composer des mélodies qui ont l’aspect – et l’esprit – des véritables mélodies populaires, soit il effectue un travail à mi-chemin entre la simple restitution (Bartók a sauvegardé une part importante du patrimoine musical populaire, notamment hongrois mais pas seulement, en notant et en enregistrant de très nombreuses mélodies lors de ses expéditions dans les zones rurales isolées) et la composition, en harmonisant des chants authentiques glanés au cours de ses recherches. Lorsque Bartók écrit des mélodies dans le style populaire, il les construit de telle sorte qu’elles puissent être développées au sein de grandes structures symphoniques tout en gardant leur esprit, ce qui est très difficile avec les mélodies populaires authentiques, qui, elles, donnent donc logiquement naissance à des œuvres relativement courtes, comme c’est le cas avec les Danses populaires roumaines.

Bartók indique pour chacune de ces six danses leur nom en roumain (suivi d’une traduction) ainsi que le lieu d’où elles viennent. Il ne s’agit pas seulement d’une volonté de précision ethnomusicologique : pour Bartók, la musique populaire n’est jamais abstraite, elle fait corps avec la vie du village et ses différentes célébrations. Il nous invite à recréer un environnement de vie à cette musique de « plein air » pour reprendre l’expression de Debussy (qui voyait en lui un compositeur très prometteur).

Bartók a été marqué lors de ses travaux scientifiques de collecte de chants dans des villages de paysans éloignés de toute civilisation citadine par trois éléments caractéristiques de cette musique, qui nous donnent une idée de son esprit, et que l’on retrouve dans ces Danses populaires roumaines : la concision (qui est donc à l’opposé de la prolixité du romantisme et du néoromantisme), un aspect essentiellement monodique (les chants ne comportent qu’une seule voix), ainsi qu’une absence totale de sentimentalité.

Les six danses de ce recueil sont toutes relativement courtes et rapides. Les éléments qui les composent sont très brefs, quelques mesures seulement, et répétés. Comme nous l’avons vu, ils n’appellent pas à de longs développements. Tout est dit par la mélodie, et il n’y a pas besoin d’insister ou de chercher des subtilités artificielles et extérieures à cette musique, au risque de lui faire perdre son âme, de la dénaturer.

Dans la musique occidentale savante, la monodie a évolué vers toujours plus de complexité et de mélanges avec le développement du contrepoint et de l’harmonie, de l’association des instruments et des timbres, etc. Bartók est un compositeur du début du XXème siècle, avec sa recherche propre liée à la situation de la musique de son temps (essoufflement du système tonal, volonté de création de nouveaux langages…). Dans son travail d’écriture, il ne peut bien sûr pas se contenter de transcrire simplement ces monodies pour tel ou tel instrument, et surtout pas pour le piano, instrument polyphonique par excellence, auquel sont destinées au départ ces danses roumaines.

Il serait contre-productif dans l’optique d’exprimer la force naturelle à l’œuvre dans ses chants de les faire jouer de manière strictement monodique. Bartók conserve donc l’aspect monodique de ces chants, mais en leur donnant un écrin harmonique, qui renforcera leur couleur si particulière. Dans ce cas, l’esprit de cette musique inspire l’utilisation des techniques occidentales d’accompagnement, qui ne sont donc plus en contradiction avec la nature de ces chants.

Pour Bartók, la musique tzigane avec tous ses effets (notamment les nombreuses glissades) était une musique d’un sentimentalisme exacerbé, bien éloignée de la véritable musique populaire.

L’absence de sentimentalité ne signifie absolument pas qu’aucune douceur, aucune rêverie ou aucun sentiment n’habite cette musique, mais qu’elle exprime avec une simplicité pudique de vrais sentiments, « purement humains » (comme aurait dit Wagner), débarrassés de la comédie et des conventions.

La première danse, la « Danse du bâton », est construite sur une mélodie assez pesante : nombreux traits sur les notes, ce qui signifie qu’on doit leur donner de la longueur, du poids, utilisation de la pédale au piano qui fait résonner plus longtemps les sons tout en leur donnant de l’ampleur (les cordes basses doivent donc réaliser cet effet de largeur avec leur moyens : combinaison adaptée de la vitesse et de la pression de l’archet sur la corde), la nuance générale est forte… Mais cette relative lourdeur est contrebalancée par l’énergie rythmique et les nombreuses petites ornementations qui donnent de la grâce et du mouvement à cette danse.

La seconde danse, « Danse du châle », contraste largement avec la précédente : légère et très rapide (144 à la noire, contre 100 pour la première), elle est tout en finesse, presque aérienne, à l’image du flottement d’un châle dans l’air.

La « Danse du pilon » qui suit est plus lente et plus méditative. Son motif en seconde augmentée (une lointaine origine arabe ?) est répété de manière quasi continue et contribue à donner un aspect obsessionnel quoique très délicat (nuances comprises entre le pianississimo et le mezzo piano) à cette pièce, comme une sorte de plainte qu’on n’oserait pas exprimer de manière trop directe.

La « Danse de Bucium » est un moderato plein d’une douceur mélancolique, mais toujours réservée, sans grands élans lyriques. L’expression doit être très présente (Bartók donne l’indication molto espressivo dès le début de la mélodie, puis più espressivo) mais intérieure. C’est cette tension qui donne toute son intensité à cette danse.

L’avant-dernière danse, la « Polka roumaine », est une danse vigoureuse et asymétrique avec ses successions de mesures binaires et ternaires. Les accents décalés par rapport aux temps forts des mesures contribuent également à générer un certain sentiment de déséquilibre mais aussi un surcroît d’énergie. On sent une grande joie animer la communauté des danseurs.

La « Danse rapide » qui conclut ce recueil est très variée malgré sa durée d’exécution assez courte (moins d’une minute). Elle se compose de deux chants différents (issus de deux villages), qui s’enchaînent sans transition. On y trouve une opposition entre mouvements horizontaux (grâce notamment aux syncopes de l’accompagnement qui contrebalancent les appuis réguliers de la première mélodie) et mouvements verticaux (dans la deuxième partie de l’autre mélodie, par exemple aux mesures 25 à 32), entre les tempos et les modes…  

Mesures 1 à 3 :

Mesures 25 et 26 :

Pour finir, Bartók crée un décalage du temps fort sur trois mesures qui provoque une attente de rétablissement, et donc une sorte de suspension du temps (comme un court effet théâtral de suspens), pour donner un maximum d’impact au retour de la mélodie sur ses appuis habituels qui conclut brillamment ces Danses populaires roumaines.

Mesures 56, 57 :

Trois dernières mesures :

Au-delà de tout le travail minutieux au niveau des phrasés, des articulations, des nuances et autres couleurs sonores…, qu’exige cette partition finalement très riche en suggestions d’interprétation, il faut trouver un équilibre délicat entre la recherche d’une grande simplicité d’expression et une exécution au premier degré, simpliste dans ce cas, qui rendrait ennuyeuses ces danses.

Il faut accepter de quitter certaines habitudes ou réflexes musicaux, et se laisser porter par la force naturelle que Bartók a tenté de saisir au contact des populations paysannes puis d’exprimer dans ses œuvres avec ses propres enjeux artistiques de compositeur du début du XXème siècle, et qui fait de l’interprétation ou de l’écoute de sa musique, une expérience toujours unique.